L’autocensure, une aliénation numérique ?
Le 19 octobre 2012, l’actrice Lindsay Lohan tweete : « wtf is Emma Stone ». Sachant qu’à ce moment Stone était déjà une vedette établie par des franchises comme Zombieland et Spider-Man, la communauté Twitter n’a pas apprécié. D’ailleurs, Lohan a fait preuve d’autocensure et a effacé le message. L’actrice qui affichait alors son dédain envers la nouvelle étoile rousse s’est contrainte à effacer son message voyant la réaction reçue. Cette situation cocasse révèle une nouvelle dynamique sur Internet.
L’effet du porte-voix
Dans son article sur les problématiques de l’Internet paru en 2018, Noah Kulwin décrit Twitter comme le porte-voix ou mégaphone du président américain. Selon Kulwin, les réseaux sociaux servent de porte-voix à ses membres. Par conséquent, lorsqu’on publie son opinion, il faut être conscient que nos propos peuvent être lus par presque tout le monde et existeront à jamais [2]. Dans ce contexte, plusieurs pratiquent une autocensure de prévention.
La notion d’autocensure
L’autocensure gagne en popularité
L’autocensure, soit la censure exercée sur soi-même, est une pratique de plus en plus appliquée par les internautes. En 2013, un chroniqueur du New York Times, Ross Douthat s’est prononcé sur le sujet. Il affirme : « in the early days of the dot-com era, what people found most striking about online life was how anonymous it seemed ».
L’identité et l’anonymat sur Internet
Malgré tout, Douthat explique que l’utilisation de pseudonyme se fait de plus en plus rare [1]. Il explique ce phénomène par le désir des internautes à utiliser leur vraie identité et laisser tomber leur pseudonyme [1]. Douthat se rend même jusqu’à affirmer que « in many ways, the online world has turned out to be less private than the realm of flesh and blood » [1].
Une nouvelle réalité
Nous constatons que les utilisateurs des réseaux sociaux se questionnent sur les données personnelles que les plateformes amassent. Ainsi, afin de compenser la perte d’anonymat des dernières années, plusieurs internautes pratiquent l’autocensure afin de contrer cette cybersurveillance.
Une autocensure inconsciente
Dans le même ordre d’idée, Elizabeth Stoycheff a mené une étude dont le but était d’évaluer l’impact de la cybersurveillance, pratiqué par la NSA, sur le comportement des utilisateurs de réseaux sociaux [6]. Cette une chercheuse de la Wayne State University, « a demandé à un groupe de 250 personnes de réagir à une nouvelle fictive portant sur l’engagement des États-Unis contre le groupe armé État islamique » [6]. Lors de l’étude seulement la moitié de l’échantillon était informé « que la NSA surveille les activités en ligne de citoyens » [6].
Elle conclut que « les participants ayant été sensibilisés par le message sur la NSA se montraient beaucoup moins disposés à exprimer leur opinion s’ils avaient l’impression qu’elle n’était pas conforme à celle de la majorité » [6]. De plus, « ces individus prétendent que la surveillance est nécessaire pour assurer la sécurité nationale et qu’ils n’ont rien à cacher » [6]. Cependant, ceux-ci partageant moins leur opinion de par la simple réalisation que celle-ci sera enregistré par différentes instances. Bref, « quand [des] individus ont l’impression qu’ils sont surveillés, ils modifient volontairement leur comportement — exprimant leurs opinions quand ils sont en phase avec la majorité et les taisant dans le cas contraire » [6].
De l’autocensure à l’aliénation
Se conformer à la majorité
On peut se taire et se conformer à la majorité pour ne pas la froisser. On peut aussi se taire pour éviter de se sentir mis à part. Il s’agit en effet d’un phénomène de plus en plus récurrent. Sur les réseaux sociaux, où la majorité est écrasante, les opinions divergentes sont souvent durement réprimandées. Par conséquent, une forme d’aliénation des individus s’installe inévitablement sur Internet.
L’aliénation, un frein au développement de soi
« Doit alors être dit aliéné un individu dont les potentialités ne sont pas actualisées du fait des conditions sociales dans lesquelles il vit… » [7]. En d’autres termes, les capacités et les besoins individuels d’une personne aliénée ne sont pas exploités pleinement. Il y a donc un manque à gagner certain. Le concept d’autocensure abordé précédemment sous-entend déjà une certaine forme aliénation. En effet, tout comportement individuel qui restreint le partage de contenu jugé choquant, privé ou vulgaire mène à l’aliénation. L’individu se soumettant à l’autocensure a donc dû se retenir de publier un contenu. Ainsi, il s’aliène lui-même, car il n’a pas répondu à ses besoins d’appartenance à la communauté ou même à ceux liés à l’accomplissement de soi.
Le piège de l’aliénation
Certains individus se restreignent de partager leurs idées, leurs opinions ou même d’argumenter sur les réseaux sociaux. La peur de se faire punir, humilier ou insulter par la majorité est bien réelle. Cependant, exprimées de façon professionnelle et respectueuse, les idées contraires à la majorité peuvent s’étouffer. En effet, le principe de la majorité, un sophisme au dialogue, peut être employé sur les réseaux sociaux afin d’invalider une opinion sur le principe de son impopularité.
Ainsi, « L’illusion de la majorité peut être utilisée pour piéger la population en faisant croire quelque chose qui n’est pas vraie » [3]. La majorité devient alors sourde aux arguments avancés par la minorité, cette dernière a tendance à se taire. Les utilisateurs issus de cette minorité vivent donc de l’aliénation. En ce sens, ils ne répondent pas à leur besoin de s’exprimer, et qu’ils n’utilisent pas leurs capacités à argumenter. En se taisant, les utilisateurs encouragent et font monter en puissance la majorité, poursuivant ainsi le cycle de l’aliénation. Les réseaux sociaux produisent des conditions sociales propices à la production d’une société toujours un peu plus aliénée. L’individu intègre simplement la majorité, que ce soit activement ou passivement.
L’avenir des interactions sur Internet
L’autocensure, les raisons de son utilisation réelle
Par l’exemple soulevé au début de cet article, nous avons pu voir que l’autocensure ne se réalise pas toujours spontanément. Lindsay Lohan s’est censurée elle-même pour échapper à la vindicte populaire et retrouver la paix dans sa vie numérique. Les foules sur les réseaux sociaux ont ressenti comme une attaque quelques mots de trop qui dans un contexte de relations personnelles n’auraient pas eu un tel écho. À partir de cet incident, la question de l’autocensure au sens strict s’est posée de manière claire et tangible.
L’anonymat existe-t-il encore ?
Le constat général selon lequel l’anonymat sur Internet perd du terrain s’impose de lui-même comme l’a expliqué Douthat [1]. Les internautes ne sont plus tellement enclins à utiliser des pseudonymes pour s’exprimer sur Internet. En dehors de quelques espaces en ligne (Reddit par exemple), on utilise son identité réelle. Les nouvelles pratiques numériques héritées des réseaux sociaux, dont Facebook qui requiert l’utilisation de son identité civile, amèneraient à dévoiler sa véritable identité. Le déplacement des préoccupations générales des internautes se situe donc ailleurs.
La surveillance, nerf de la (cyberguerre) ?
La surveillance des gens sur Internet couplée à l’interrogation de l’utilisation des données laissées sur les réseaux et surtout de l’usage fait a sans doute contribué à l’autocensure numérique, comme l’a démontré l’étude menée par Stoycheff. De ce fait, chacun d’entre nous pourrait s’interroger sur ce qui est bon de publier. La question de l’audience qu’une publication peut toucher s’avère cruciale également. La question qui se pose alors est de l’accepter ou de considérer qu’elle est automatique, presque sans conscience.
Une perte d’expression préjudiciable ?
Le concept d’autocensure s’apparente à aliénation de soi par pression sociale. Celle-ci peut amener à non seulement se taire, mais à empêcher l’expression d’idées de revendications et de volonté propre. La personne aliénée « n’a pas conscience des capacités et des besoins qui sommeillent » [7] en elle. À partir de là, alors que les plateformes sociales permettaient une certaine libération de la parole publique et individuelle, est-ce que l’inverse se produirait actuellement sous nos yeux ?
Les nuances de l’autocensure potentielle
Pour conclure, l’exemple de départ est frappant tant dans sa simplicité que dans le déferlement qu’il a suscité. L’importance des comportements dans la sphère numérique a pris tellement d’importance que la solution simple semble être le repli et le silence. En pratiquant l’autocensure, l’individu se rallie implicitement à la majorité ou à l’illusion de ce que constitue l’opinion majoritaire. [3] Malgré tout, comme dans tout comportement social des alternatives existent. Bien entendu, respecter la Nétiquette est indispensable. En outre, la confrontation des idées telles qu’imaginées au départ par les premiers utilisateurs du réseau est encore possible. L’autocensure est, comme tout rapport social, une possibilité, mais pas une fin.
Audrey Croteau-Villeneuve, Étienne Richer, Matthieu Meignan et Félix Bélanger
Pour aller plus loin
Cet article aborde le thème plus général de la censure.
Références pour rédaction de l’article
- Douthat, Ross. (2013, 8 juin). Your Smartphone is Watching You. The New York Times. Récupéré de https://www.nytimes.com/2013/06/09/opinion/sunday/douthat-your-smartphone-is-watching-you.html (Consulté le 5 octobre 2020).
- Hazim Almuhimedi, Shomir Wilson, Bin Liu, Norman Sadeh, et Alessandro Acquisti. (2013, février). Tweets are forever: a large-scale quantitative analysis of deleted tweets. Dans de le déroulement de la conférence en 2013 sur Computer supported cooperative work (CSCW ’13). Association for Computing Machinery, New York, É-U, 897–908. Récupéré de https://dl.acm.org/doi/epdf/10.1145/2441776.2441878 (Consulté le 10 octobre 2020).
- Kerneis, Fabien. (2015, 10 novembre). L’illusion de la majorité sur les réseaux sociaux. Infopresse. Récupéré de https://www.infopresse.com/article/2015/11/10/l-illusion-de-la-majorite-sur-les-reseaux-sociaux (consulté le 7 octobre 2020).
- Kulwin, Noah. (2018, 16 avril). An apology to the Internet from the people that built it. New York Magazine. Récupéré de https://nymag.com/intelligencer/2018/04/an-apology-for-the-internet-from-the-people-who-built-it.html (Consulté le 10 octobre 2020).
- Lamirault, Fabrice. (2020, 9 mars). La pyramide de Maslow de l’influenceur digital. Récupéré de https://fabricelamirault.com/pyramide-de-maslow-de-linfluenceur-digital/ (Consulté le 10 octobre 2020).
- Thibodeau, Marc. (2016, 2 avril). La liberté d’expression menacée, selon une étude. La Presse. Récupéré de https://plus.lapresse.ca/screens/9a57a405-14df-4a50-8d28-c657ae32e77f__7C___0.html (Consulté le 5 octobre 2020).
- Quiniou, Y. (2006). Pour une actualisation du concept d’aliénation. Actuel Marx, 39(1), 71-88. https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-71.htm?fbclid=IwAR2joNH4RgPWxfCgvjjPMrhMeDlBHAN0_IFLFri4TNZapXZrgujYEZHQ-2A#s1n4 (Consulté le 6 octobre 2020).